HISTOIRES Gardiens du Temps : Philippe Etchebest, chef

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Dans cette série d’interviews, nous partons à la rencontre de gardiens du temps venus de tous horizons. Nos invités sont témoins de l'importance d'une milliseconde et nous partagent leurs expériences passionnantes sur le sujet. Entrepreneurs, athlètes, artistes, en passant par la découverte de merveilles de fabrication intemporelle, venez découvrir comment le meilleur des meilleurs traverse le temps tel qu'on le connait.

Comme vous allez le voir, Philippe Etchebest est quelqu’un d’assez inclassable … un chef étoilé amateur de carottes, qui travaille en cuisine à la manière d’un chef d’orchestre. Phillipe nous expliquera pourquoi le rythme est aussi important aux fourneaux qu’à la batterie, et comment être quelqu’un de ponctuel.

Beaucoup de gens vous connaissent en tant que chef, mais vous avez plusieurs cordes à votre arc … Vous avez été élu Meilleur ouvrier de France et votre restaurant possède deux étoiles Michelin ; vous faites également de la batterie, jouez au rugby et animez plusieurs émissions de télévision. Comment décririez-vous ce que vous faites ?

J’ai beaucoup de centres d’intérêt ! Je suis surtout connu comme chef, c’est vrai, mais je fais du sport depuis que je suis gamin. De nombreux sports d’ailleurs, mais surtout du rugby et de la boxe au niveau compétition. C’est tout ? J’adore la moto … Il y a trois ans, j’ai aussi monté un groupe baptisé “Chef & The Gang”, qui fait beaucoup de reprises rock, mais pas que. On a fait des concerts bien sympathiques, et je pense qu’on va continuer à en faire pour l’association des pompiers, que je sponsorise et avec laquelle je travaille étroitement depuis environ 7 ans. Je fais beaucoup de choses différentes, au grand dam de mon assistante Rachel, qui a du mal à gérer mon emploi du temps. Je fais en sorte de garder du temps pour moi et ma famille, mais ça demande beaucoup d’organisation !

Et en cuisine, comment organisez-vous votre temps ? Est-ce que vous avez toujours une montre ou une horloge à portée de main ?

En effet, sur le mur. Il s’agit d’une très grande TAG Heuer Carrera. Mais il y a toujours eu une horloge quelque part quand j’étais en cuisine. On en a besoin pour chronométrer ce qu’on fait et pour savoir combien de temps il reste dans chaque service. Au Quatrième Mur par exemple, il y a deux services. Pour celui du midi, on sait qu’à 13h30 précises, tous les plats chauds doivent avoir été servis. Pour celui du soir, c’est à 21h. Comme vous pouvez le constater, on surveille l’heure de près. Les clients arrivent et s’en vont selon des créneaux bien précis, et tout ce que l’on fait en cuisine doit être synchronisé en fonction.

 

Comment faites-vous pour coordonner une brigade entière avec ce type de contrainte temporelle ?

Je me fie beaucoup à mon instinct et je mesure aussi précisément les séquences. Je connais parfaitement ma brigade, chacun a un rôle très précis lors de chaque service. Chacun sait exactement ce qu’il à faire. Il n’y a pas de cris, pas de bousculades : on se parle uniquement quand il le faut, pour le reste, c’est très silencieux. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, on mesure le temps très précisément. Chacun le surveille de son côté, et c’est comme cela que la mayonnaise prend. Ça devient une seconde nature. Les personnes qui s’installent à la table d’hôte, pratiquement à l’intérieur de la cuisine, sont toujours impressionnés par le calme qui s’en dégage. À l’étage, ça bourdonne, il y a du monde, des serveurs qui papillonnent, c’est très remuant.

« Vous aurez beau cuire un plat pendant dix heures à la mauvaise température, il ne sera toujours pas cuit ! »

Philippe Etchebest Chef

Y a-t-il un plat, dans le menu du Quatrième Mur par exemple, qui est particulièrement exigent en matière de précision ?

Plus c’est petit, plus ça cuit vite. C’est du bon sens ! Le poisson ne pardonne pas avec les températures et les durées de cuisson. On le cuisine « à la nacre » pour qu’il soit servi translucide. Il doit donc être cuit à une température extrêmement précise. Et si la température de cuisson n’est pas la bonne, cela fausse également la durée de cuisson. Tout est lié. S’il y a une erreur d’un côté ou de l’autre, le plat est fichu. Vous aurez beau cuire un plat pendant dix heures à la mauvaise température, il ne sera toujours pas cuit !

 

On a parlé de chronométrage, mais ce que vous décrivez évoque davantage la notion de rythme. Ce serait comme une chorégraphie parfaite. Comment chacun fait-il pour rester en cadence avec les autres ?

C’est une question de coordination. Dans un orchestre, il y a un chef d’orchestre, mais en cuisine, c’est le chef qui fixe le tempo. Il le donne par sa voix, son intonation, les intervalles entre chaque instruction … C’est ça qui donne le rythme. Il faut quelqu’un pour souder l’équipe et assumer les responsabilités. C’est au chef de s’assurer que tout le monde est dans le rythme. Et si quelqu’un commet une erreur, c’est à lui de la réparer et de remettre tout le monde sur les rails.

Comment le chef réussit-il à gérer cette pression ? Ça doit être une expérience très intense ! Le temps passe-t-il plus vite, ou plus lentement ?

Lorsque l’on fournit de gros efforts physiques ou que l’on souffre, le temps paraît toujours long. En sport, 15 secondes de repos paraissent courtes comparé à 15 secondes de jeu effectif. Mais en cuisine, c’est un peu différent : lorsque la pression devient très intense, vous ne voyez pas le temps passer. Si dans un concours, celui du Meilleur ouvrier de France par exemple, on vous dit que vous avez deux minutes pour réaliser quelque chose, le temps file à toute vitesse. Mais il faut rester alerte, même si on a l’impression d’être en avance. Car il suffit de penser à autre chose, et hop, c’est terminé.

 

Il paraît que pour les chefs, le titre de Meilleur ouvrier de France fait figure de médaille d’or aux Jeux olympiques. Dans l’un comme dans l’autre, la maîtrise du temps est essentielle non ?

Oui, tout comme la gestion du stress et de la pression. Je connais d’excellents chefs qui perdent leur calme pendant les concours. Ils sont peut-être extrêmement compétents, mais l’intensité est trop forte pour eux. J’imagine que le rugby et la boxe m’ont aidé pour cela. C’est un gros défi, mais derrière il y a un sentiment de maîtrise très puissant. Je pense que cela vient d’un état d’esprit, d’une force mentale qui grandit jusqu’au jour où l’on se sent prêt.

 

Est-ce que l’expérience vous a appris à mieux gérer votre temps ? Ou est-ce un talent inné ?

Je pense que c’est quelque chose qui s’apprend. Derrière le talent, il y a du travail. Je ne suis pas quelqu’un de talentueux. Je travaille dur. Et l’expérience est quelque chose de très précieux. Lorsque vous rencontrez un problème, vous trouvez la solution plus vite, de manière plus intuitive. Parfois, quand je suis dos au mur, une solution vient à moi. Je ne cogite pas trop, je ne pense pas que ça aide.

Mais c’est peut-être une question de tempérament. Tout le monde ne fonctionne pas de la même façon. Par exemple, un de mes confrères de l’émission Top Chef peut mettre une année à servir un plat qu’il a créé. Moi, je vais essayer un plat deux ou trois fois et c’est plié. J’admire vraiment sa façon de travailler, mais je serais incapable de passer des jours, des mois ou des années à me concentrer sur un seul plat. Il faut que ça sorte, et vite.

Comment percevez-vous l’évolution de la cuisine française ? Préférez-vous qu’on vous décrive aujourd’hui comme quelqu’un en avance sur son époque ? Ou que l’on se souvienne de vous plus tard comme quelqu’un qui a compté ?

Ce n’est pas vraiment mon but d’être en avance sur mon époque. Il faut se méfier des tendances, car elles changent constamment. La créativité passe par la maîtrise des fondamentaux, et j’insiste là-dessus auprès des jeunes chefs que je forme. Si on remonte le temps jusqu’aux origines de la cuisine française, c’est souvent dans ces plats que l’on trouve le plus de créativité. Ce sont eux qui ont ouvert la voie à la cuisine moderne. Sans le passé, il n’y a pas d’avenir.

Quels sont les éléments les plus importants à prendre en considération lorsque vous créez un nouveau plat ?

Ça peut sembler idiot, mais il est important que l’ingrédient exprime son goût caractéristique. J’ai tenté des plats dans lesquels les ingrédients n’avaient pas du tout le goût qu’ils étaient censés avoir. Si je mange une pastèque, je cherche un goût de pastèque. Si je mange une asperge, je ne veux pas qu’elle ait un goût de vinaigre. En ce moment, tout le monde est dans la lacto-fermentation – une technique pour conserver les truffes, les légumes, etc.. Mais si vous ne retrouvez pas le goût de la carotte quand vous fermez les yeux…

Et sinon dans la vie, êtes-vous quelqu’un de ponctuel ? Avez-vous des conseils pour bien gérer son emploi du temps ?

Excellente question ! Oui, toujours ponctuel. C’est l’un de mes principes et les gens qui me connaissent le savent…mes amis, mes collègues mais aussi– je l’espère – mes clients ! Si je dois arriver en retard, je préviens toujours – c’est la moindre des choses. J’ai horreur des gens qui arrivent en retard uniquement pour attirer l’attention !

Et des conseils pour gérer son emploi du temps ? Se lever tôt ! (Rires) Quand je ne travaille pas, je fais de la musique et là aussi, le temps, ça compte. Jouer d’un instrument est une bonne façon d’apprendre à mesurer le temps. Surtout pour un batteur. C’est vous qui imprimez le tempo, qui dictez le rythme. Le samedi ou le dimanche matin, je commence parfois à jouer vers 8 ou 9 heures, mais je perds complètement la notion du temps, et tout d’un coup, il est midi !

 

NDLR : Entretien réalisé il y a plusieurs semaines, lors d’une période où les restaurants étaient ouverts en France.