HISTOIRES Gardiens du temps : Darren Heath
Conversation avec l'homme qui transforme la course automobile en un art intemporel.
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Photographe primé à de multiples reprises, Heath utilise son appareil photo tel un pinceau. Il a changé la manière dont nous voyons la Formule 1. Vitesse, lumière et couleur lui permettent de créer des images intemporelles de pilotes lancés dans une course contre la montre. Voici une conversation avec Darren Heath sur le sport automobile, le temps et la vie.
Remontons le temps, Darren. Quand êtes-vous tombé amoureux de la photographie pour la première fois ?
Eh bien, ma famille a un certain penchant pour l’art. En particulier ma mère et mon père. Ma mère est artiste depuis des années. Et mon oncle est l’un des plus grands concepteurs de superyachts au monde. Mais, en réalité, mon intérêt pour la photographie est né de celui que j’ai pour le sport automobile. J’ai assisté à des courses avec mon père dès le plus jeune âge et reçu mon premier appareil photo à 12 ans. Les circonstances m’ont donc amené à marier les deux.
Quand vous êtes-vous dit « C’est décidé, je veux faire ça toute ma vie » ?
Assez rapidement. Et j’espère que ça ne semble pas trop arrogant, mais je me suis rendu compte que j’étais assez bon. Ça avait l’air de venir naturellement. Je semblais savoir quoi faire, où me placer ; j’ai pris la mesure de la lumière, lisant la course correctement et ce genre de choses. J’ai donc commencé à dépenser tout mon argent de poche dans de l’équipement photographique. Puis, à 14 ans, j’ai décidé d’en faire mon métier.
Alors, pourquoi la Formule 1 ?
La Formule 1, c’est le summum. C’est là où souhaite aller tout jeune photographe intéressé par le sport automobile. Donc je harcelais sans arrêt mon père pour qu’il m’emmène sur des circuits, qu’il me dépose le matin et vienne me chercher le soir. Puis la situation a évolué de fil en aiguille.
Qu’est-ce qui vous a enthousiasmé dans la photographie de Formule 1 ?
Il y avait des photographes, surtout japonais… Mais il s’agissait moins d’admirer ces photographes japonais que le style et la touche qu’ils apportaient à leur travail. C’est leur espèce de vitesse et de couleur impressionnistes qui m’a vraiment enthousiasmé.
Grand Prix de Singapour, 2019 Photo de Darren Heath (@artoff1)
Cela reflétait-il la photographie de Formule 1 en général ?
Fin 70, début 80, dans ces eaux-là, il y avait deux autres photographes, français, que j’admirais particulièrement pour leur utilisation de la lumière et de la couleur. Et ce qu’ils apportaient à leur travail. Mais, en général, la photographie de Formule 1 adoptait une espèce d’approche qui consistait à mettre une voiture dans un coin. Elle se débarrassait de tout le dynamisme et de tout le genre d’émotion si évocateur du sport, mettant une voiture dans un coin, de manière à ce qu’on puisse lire tous les sponsors, tous les mots sur les pneus, dépouillant les photos de toute vie. Mais j’ai décidé de prendre une voie professionnelle fidèle à mes principes et de publier ce que la Formule 1 représente à mes yeux.
Y a-t-il un moment qui a changé le cours de votre carrière ?
Oui. Il est arrivé très tôt dans ma carrière. J’ai dû subir une petite opération du pied, donc impossible de travailler lors d’une course. J’y suis allé avec un ami, « en service ». Je me suis assis près d’un virage du circuit pour regarder la course. C’était un événement de Formule 1 junior qui a duré seulement 25-30 minutes. Quand on couvre un tél événement, on se précipite dans tous les sens, prenant les pilotes en train de se préparer, le départ ; on se précipite vers les virages accessibles à temps. Puis on se dépêche de revenir pour avoir l’arrivée et les célébrations sur le podium. Lors de cette course, j’étais assis là et… tout semblait se dérouler au ralenti. J’en ai vu chaque élément, regardant les autres photographes travailler. C’est à ce moment-là, en 1989, que je me suis rendu compte d’une chose : on a plus de temps que ce que l’on pense. Ça a vraiment été un moment charnière de ma carrière.
J’ai l’impression que ça a tout changé.
[Rire] J’observais les photographes se précipiter dans tous les sens ! Et, eux, ils me regardaient en se disant : « Pourquoi il reste debout comme ça ? Il reste juste debout à rien à faire. » Mais j’essayais de regarder ce qui se passait et d’aller prendre une photo, ce qui a peut-être un lien avec le moment dont nous parlons. On est tous obsédés par l’idée d’être rapide, en permanence. Tout se fait si vite de nos jours. Donc j’essaie parfois de lever le pied.
Je suis curieux. Comment les pilotes de Formule 1 réagissent-ils face à votre travail ?
Une fois, j’ai fait une séance privée avec un célèbre pilote de Formule 1. Il s’est assis dans sa voiture et je me suis présenté. Puis il m’a dit : « Vous êtes le photographe qui fait les choses différemment, qui prend des photos différentes, hein ? » Et peut-être qu’il ne connaissait pas mon nom, mais ça me convenait. Car tout le monde a une marque – ou devrait en avoir une, selon moi – qui reflète ses principes. C’est tout ce qu’il avait besoin de dire, que je suis le gars qui fait quelque chose d’un peu différent, car un photographe essaie simplement de se démarquer. Cela étant dit, et j’espère que ça ne semble pas trop hypocrite ou trop dédaigneux, mais la plupart des pilotes de Formule 1 ne savent pas reconnaître une bonne photo à part si elle en met plein la vue ! [Rire] Tout ce à quoi ils pensent, c’est la course. Et quand ils ne sont pas au volant, ils ont autre chose à l’esprit. Et ce n’est pas la photographie.
Y a-t-il des moments que vous regrettez de ne pas avoir capturés ?
Celui qui me reste en tête et me donne presque envie de pleurer, c’est le Grand Prix d’Abu Dhabi 2016. Lorsque Nico Rosberg a remporté le championnat du monde, j’ai trouvé l’endroit absolument parfait, avec l’objectif parfait, pour le photographier. Le moment est devenu célèbre : il s’est arrêté à la ligne d’arrivée et a fait ce que l’on appelle des donuts, tournant avec sa voiture en faisant beaucoup de fumée. Ensuite, il est sorti de sa voiture pour monter sur le capot, sur le nez. Ça, je l’ai eu. Je prenais mes photos en me disant que c’était super. Puis il a sauté en l’air, ridiculement haut, pliant ses jambes et étendant ses bras. C’est dans cette fraction de seconde, quand il a sauté en l’air et étendu ses bras, que j’ai arrêté de prendre des photos. Encore aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi j’ai fait ça. Peut-être que c’était juste le moment. Peut-être que c’était juste l’émotion ; je ne sais pas. Même si je n’y étais pas attaché. Mais je regrette encore amèrement de ne pas avoir pris ce moment en photo. En matière de carrière, ce n’était pas forcément une grande occasion manquée, mais c’était un moment. Un moment qui résumait cette course et peut-être cette année-là. Je n’en avais jamais parlé auparavant !
Grand Prix des États-Unis, 2019. Photo de Darren Heath (@artoff1)
Voici une question légèrement profonde. Quelle est votre relation au temps ? Au travail et en dehors ?
[Rire] C’est une question profonde.
Je vais essayer de rester cohérent !
J’imagine que, sur un plan matérialiste, j’adore les montres. J’ai une collection pas mal, avec quelques Heuer. Et je ne dis pas ça parce qu’on est ici. Mais la première montre qui m’a obsédé, c’était la Monaco, parce que Steve McQueen en portait une dans le film Le Mans. Donc je n’arrêtais pas de le regarder quand j’étais petit. Et je savais évidemment qu’il portait cette montre carrée. Donc j’ai une Monaco, mais ce n’est pas exactement le même modèle que McQueen. Quoi qu’il en soit, concernant ma relation au temps, je l’adore dans un sens bien réel, purement analogique.
Idem là.
En revanche, je ne semble jamais avoir suffisamment de temps au cours de la journée ! J’aimerais que les jours durent plus longtemps. Je ne suis pas du genre à rester inactif, assis en permanence, sauf si je retouche des photos. D’ailleurs, je ne reste jamais inactif de manière générale, à ne rien faire. Je ne pense pas m’être déjà ennuyé un jour dans ma vie. Je suis toujours en train de faire quelque chose. Et, vous savez, ma femme est pareille. Mes enfants sont aussi très actifs, même s’ils passent trop de temps devant l’ordinateur. Mais ils sont très actifs !
Y a-t-il quelque chose qui vous motive à rester actif en permanence ?
Ma motivation, c’est la volonté de toujours vouloir prendre les meilleures photos possible. Ne jamais revoir mes exigences à la baisse. J’espère que les gens savent reconnaître la particularité de mon travail. Et je pense qu’il est important d’avoir une marque, que les gens reconnaissent notre image, notre style d’écriture ou notre travail. Quel que soit le domaine. La voilà, ma source de motivation. Tant que je fais ce travail pour que les gens, mes pairs pensent : « Il fait du bon boulot. Il a du talent. » Il est important pour moi que mon travail soit apprécié autant, voire plus, du public que d’un pilote de Formule 1. Je veux que tout le monde l’aime.
Je l’aime, votre travail. Beaucoup !
Merci.
Avez-vous hâte que la nouvelle saison de Formule 1 commence ?
Bien sûr, comme à chaque fois ! Après deux années sabbatiques en raison de raisons évidentes, j’ai beaucoup appris loin des circuits. La manière dont la Formule 1 est perçue, se traduit. Et je pense que c’est probablement la même chose dans tous les sports ou dans l’industrie du cinéma. Quand on vit dans une telle bulle pleine d’obsessions, il est difficile de voir ce qui est au-delà de l’arène dans laquelle on se trouve et la manière dont les gens nous perçoivent hors de cette arène. La Formule 1 incarne peut-être à la perfection cet environnement extrêmement sous pression, stimulé par l’égo et l’argent. On pense que notre travail a de l’importance, a de l’importance sur la scène internationale. La farce d’Abu Dhabi l’année dernière et la manière dont le titre a été remporté, le grotesque de la situation… dans le monde du sport automobile, et du sport en général, c’était important. Mais, à l’échelle mondiale, avec ce qui se passe depuis deux ans, le comportement des gouvernements, l’environnement et ce genre de choses, ça ne signifie rien. Ou c’est si infiniment insignifiant sur la scène internationale. Sur une scène universelle. Ce n’est pas ma faute, mais je me suis éloigné de la Formule 1 pour la première fois en plus de trois décennies et je vois comment ça se traduit. Tout n’est pas positif, donc je pense qu’à mon retour dans l’arène, j’en aurai bien conscience et mes photographies reflèteront peut-être mon nouveau point de vue sur un sport que j’adore encore.
Ça semble être un autre moment charnière. Voilà probablement une bonne façon de terminer cet entretien. Merci beaucoup pour votre temps, Darren. Ça a été un plaisir absolu.
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